Comment être « comme tu veux »

Pirandello à l’Odéon

di Cinzia Crosali

Sur la scène de l’Odéon de Paris, devant un parterre de psychanalystes et de spectateurs attentifs j’ai eu l’honneur et plaisir, le 26 septembre 2021, de débattre sur la pièce de Pirandello : « Come tu mi vuoi » avec Stéphane Branschweig, le metteur en scène de l’œuvre et directeur de l’Odéon, Théâtre de l’Europe.  

Il semble, mais Pirandello ne l’a jamais confirmé, que le drame soit inspiré d’une histoire judiciaire du 1926, où un homme, dit « l’amnésique de Collegno » (TO) passionna l’opinion publique à cause de l’insoluble doute concernant son identité. 

Dans la pièce de Pirandello il s’agit d’une femme, danseuse de cabaret à Berlin, qui est « reconnue » par un photographe italien comme la femme de son ami. Cette jeune mariée avait été portée disparue à la fin de la première guerre mondiale, dans une région italienne dévastée par les troupes d’occupation autrichiennes. L’énigme de son identité constitue tout le drame de cette pièce. 

Il s’agit d’une œuvre tardive dans la vie de Pirandello, écrite durant la même période qu’il débutait l’écriture des « Les Géants de la Montagne » (1928-1936), En effet les deux pièces sont chargées de la désillusion de Pirandello sur l’existence et de sa déception sur son siècle naissant, pour son histoire et la politique dominante, c’est-à-dire la montée du fascisme en Italie.    

Pirandello est un écrivain, estimé des français. Jean Paul Sartre par exemple, l’avait découvert et aimé depuis sa jeunesse et encore en 1950 il disait de lui qu’il le considérait toujours comme le plus grand dramaturge du début du siècle.   

Nous pouvons considérer Pirandello comme un auteur freudien, et même s’il ne cite jamais l’inventeur de la psychanalyse, il doit certainement avoir eu connaissance de ses travaux qui lui étaient contemporains. En effet dans cette pièce, le personnage du psychiatre viennois, le médecin qui accompagne la malade de l’asile de Vienne à la maison de Bruno Pieri pourrait être un clin d’œil à Freud. S’il se tait sur Freud, Pirandello cite par contre Alfred Binet et ses recherches psychologique sur les altérations de la personnalité. Dans son article sur l’humorisme Pirandello dit clairement : 

« Il n’y a pas qu’un moi en nous, celui que nous sommes maintenant, mais un autre moi aussi, celui que nous fûmes jadis ; nous vivons, sentons et raisonnons à l’aide de pensées et de sentiments qu’un long oubli a obscurcis, supprimés et éteint dans notre conscience présente, mais qui, à la faveur d’un choc, d’un trouble imprévu de l’esprit, peuvent encore faire preuve de vie en révélant vivant en nous un autre moi insoupçonné ». 

C’est une façon formidable de parler de l’inconscient, avec, entre autre, une référence au traumatisme quand il évoque le choc et le trouble imprévu.

Dans ses romans comme dans ses pièces de théâtre, Pirandello insiste sans cesse sur l’énigme de l’identité, sur la mise en doute de l’unité de la personnalité, et il soutient la suprématie de l’imagination sur la réalité.  

Si Pirandello est cher aux psychanalystes c’est parce qu’il va au-delà de la simple introspection psychologique du personnage, il touche au drame de la déchirure subjective et il met en scène des personnages exaspérés par cette division qui les habite, et par la présence d’autrui en eux.  Ainsi il ne s’agit pas seulement de faire tomber le masque pour trouver l’authenticité cachée. Le masque extérieur cache le masque intérieur, nous dit Pirandello, dans un renvoi infini d’identité : Une, personne, cent mille, comme l’annonce le titre d’un de ses romans le plus connu.  

La tombée des masques nous la trouvons symboliquement représentée par la tombée des voiles, des rideaux, qui est réitérée, dans la mise en scène de Stéphane Branschweig. Je considère cette trouvaille scénique extraordinaire, le décor est ici réduit à l’essentiel : deux cordes dans le premier tableau, trois canapés pour les autres actes.  Formidable, enfin, un trou carré et vitré sur le sol, énigmatique et évocateur, peut-être le trou dans la mémoire, du refoulement, ou le trou du traumatisme, un mot, ce dernier, que Lacan s’amusait justement à transformer en « troumatisme » !

Ce choix de décor, minimaliste et simple, est au service du texte, il fait surgir, éclater les mots du texte, la matière même du mot, sa puissance et c’est un effet réussi. Tous ces voiles tombent à la faveur d’une « autre scène », qui veut se rapprocher de la vérité, mais il s’agit d’une vérité qui ne peut pas se dire toute, on peut y faire allusion, l’évoquer, avec le dévoilement progressif et avec des projections historiques (ici films d’archive) de la grande guerre, les images projetées des ruines et des décombres des villes de l’après-guerre et enfin du fascisme montant et qui s’affirme.  A la fin du spectacle le metteur en scène choisit de dévoiler complètement le mur du théâtre dans sa nudité, avec les briques et les extincteurs, comme si à un certain moment il n’y avait plus rien à dévoiler, comme si tous les semblants étaient tombés. 

Toute la pièce est centrée sur le thème de l’identité indécidable et d’une vérité qui ne peut jamais se dire avec exactitude. Deux thèmes freudiens et lacaniens, donc : Freud disait que le moi n’était pas maître chez lui, qu’il n’était pas maître dans sa maison ; et Lacan a fait de la vérité une des questions les plus élaborée et étudiée dans son enseignement, jusqu’à avancer que la vérité ne peut pas se dire toute, elle ne peut que se mi-dire et surtout qu’elle est foncièrement menteuse. Dans « Télévision » nous lisons : « La dire toute, (la vérité) c’est impossible, matériellement : les mots y manquent ».  

Comment articuler cela avec la clinique psychanalytique ? L’hystérie, nous savons, est animée pour un amour pour la vérité qui peut se monter sans limite.  De la même façon la protagoniste de cette pièce, l’inconnue, est animée par cette tension de faire consister la Vérité comme toute, et ce faisant elle voudrait faire exister La Femme, dans un effort extrême de faire consister l’Autre. Mais c’est justement à cette inconsistance qu’elle se heurte : l’autre ne l’aime pas d’un amour parfait, l’autre (ici le supposé mari : Bruno Pieri) est fragile, il doute (il cherche la tache sur son corps), son amour n’est pas si inconditionné qu’elle le croyait, et qu’elle l’espérait. Bruno a des intérêts matériels à défendre, il a peur de l’arrivée de son rival, Carl Salter, il est donc faible, manquant, inconsistant, et c’est justement cela que l’inconnue ne peut pas supporter.  

Le drame de l’amour et de l’être

Le drame de l’inconnue, n’est pas tellement celui de ne pas arriver à être acceptée en tant que Lucia, ou Cia, par la famille de la disparue.  Elle pourrait œuvrer facilement pour obtenir cette reconnaissance que la famille est d’ailleurs déjà prête et même décidée, à lui donner.  Non, le drame de l’inconnue est beaucoup plus complexe.  Et c’est le drame de l’amour et de l’être.  Elle a cru un moment, pouvoir rencontrer un amour inconditionné, l’amour d’un homme qui aime encore sa femme disparue depuis dix ans et qu’il attend. Elle voulait adhérer à cela. A cette image de femme aimée, sans condition, d’un amour pur. Être comme cet homme veut qu’elle soit. « Être comme tu me veux ». Pirandello est freudien et également lacanien. Et il l’est notamment dans le titre de cette pièce : Dans ce titre en effet nous entendons résonner la question que Lacan a emprunté au « Diable amoureux » de Cazotte, pour élaborer sa théorie du fantasme et le graphe du désir, et cette question est justement en italien aussi bien que dans Casotte que sous la plume de Lacan ; il s’agit du: « Che vuoi ? » que veux-tu ? C’est la grande question que le sujet adresse à l’Autre, en s’interrogeant ainsi et non sans crainte, sur le désir de l’autre à son égard. Le sujet qui adresse cette question à l’Autre, cherche un savoir non seulement sur le désir de l’Autre à son égard, mais également sur son propre désir à lui. Il voudrait que l’Autre lui livre un savoir sur lui, sur son être et sur son désir de sujet, sur sa vérité.  Ainsi le désir de l’Autre devrait délivrer une réponse à la question du sujet : qui suis-je ? 

Ici, il me semble que la position de l’inconnue contienne cette question, qu’elle produise presque un court-circuit de la demande « Che vuoi ? », elle se positionne déjà au-delà de la réponse, elle a d’elle-même donné une réponse pour l’autre à la question de « che vuoi ? ». Et c’est une réponse d’amour. Elle veut être celle que l’autre aime. Elle veut devenir cette autre, l’autre femme, et disparaitre. Elle le dit à claires lettres : 

« Je ne peux exister que si je me reconstruis complètement (…) si je me fais littéralement une autre ». Et encore : « je suis là, je suis à toi ; en moi il n’y a plus rien, plus rien de moi : fais-moi, fais-moi comme tu me veux ».  J’ai trouvé ce passage très subtil, très puissant, parce l’inconnue ne dit pas « fais-moi ce que tu veux », mais elle dit : « fais-moi comme tu me veux », c’est une demande d’être. Elle demande d’être, et d’être exactement ce que l’Autre désire. C’est-à-dire : être le désir de l’Autre.   

Le jeu des acteurs, et surtout le jeu magistral de la comédienne Chloé Réjon, dans le rôle de l’inconnue arrive à transmettre quelque chose de l’illimité de la jouissance féminine.  Une positionne celle de l’inconnue, qu’aucune norme, et surtout aucune « norme mâle » ne peut normaliser, c’est-à-dire faire rentrer dans la convenance, dans l’intérêt ou dans le calcul. 

Un corps sans nom  

Un point qui m’a frappée dans la pièce est le fait que la protagoniste n’a pas vraiment de nom. Pirandello l’appelle « l’inconnue »,  en italien, « l’ignota ». Ceci est un signifiant encore plus fort, plus abyssal, plus obscur que : sconosciuta (inconnue), mais ignota n’est traduisible en français autrement qu’avec « inconnue ». Il y a donc dans le drame un problème de nomination. A un certain moment l’ignota, (l’inconnue) dit être « un corps sans nom » .  

La question de la nomination, d’être nommé est très important, c’est le premier marquage de l’autre sur le sujet : nous recevons un nom de l’autre même avant notre naissance.  Et le fait que la protagoniste n’ait pas de nom, qu’elle se présente comme « un corps sans nom », nous indique jusqu’à quel point elle veut s’annuler pour se faire, elle le dit : « littéralement une autre ». Un corps sans nom, est une image très puissante aujourd’hui, par rapport aux tragédies de la modernité, je pense aux victimes des guerres, des massacres, des génocides, et même des tragédies des migrants qui meurent tous les jours dans la méditerranée et qui restent des corps sans nom.  En effet l’autre nous donne un nom dans deux moments cruciaux de la vie : la naissance et la mort. L’acte de la sépulture comporte le fait de mettre un nom sur un tombe.   

Je reviens à la question du texte qui m’a intéressée, c’est-à-dire le mot « ignota », utilisé par Pirandello qu’il faut traduire par : inconnue. Il y a d’autres mots de Pirandello qui posent des questions de traduction : par exemple le mot folie, fou, folle, qui revient maintes fois dans la pièce, en italien Pirandello n’utilise pas les mots follia ou folle, mais lee mots : pazzia, pazzo, cose da pazzi, impazzire…. C’est le mot le plus dur pour indiquer la folie, parmi ceux qui semblent des synonymes : folle, matto, pazzo, demente, mais qui ont toujours des nuances.  Et « pazzo » utilisé par Pirandello a probablement une racine qui renvoie à pathos, c’est-à-dire à la souffrance. Nous savons comment, pour Pirandello, la folie était toujours imprégnée de souffrance.  Les mots de la pièce ne sont jamais choisis par hasard par l’auteur, et posent des questions aux traducteurs.  L’excellente traduction en français de Stéphane Branschweig ne trahit en rien la langue maternelle de Pirandello, qui étant né en 1867, écrivait avec un italien du 20ème siècle, voir 19ème.     

Le rapport de Pirandello avec la folie.

 Luigi Pirandello a côtoyé la folie dans sa famille, et c’est un thème qui l’occupe beaucoup.  Sa première fiancée, une de ses cousines, avait sombré dans des crises hystériques majeures, au point qu’à un certain moment, Pirandello demanda à son père l’autorisation de rompre les fiançailles parce que les scènes de cette jeune femme lui étaient insupportable.  Il se mariera enfin (avec la fille de l’associé de son père, Antonietta Portulano. Il s’agit encore d’un mariage d’intérêts, arrangé par les familles, et entre deux jeunes qui ne se connaissaient pas et qui étaient tellement différents, que toute communication se révéla impossible. Ils auront trois enfants, deux garçons et une fille.  La première crise de nerfs d’Antonietta date au moment de l’accouchement du troisième enfant, mais elle déclenche une vraie maladie mentale au moment et à la suite d’une catastrophe survenue en 1903. Une importante et désastreuse inondation provoque l’effondrement des mines de soufre du père de Pirandello, et aura comme conséquence la faillite du père, conduisant la famille à la misère. En effet le père de Pirandello avait investi tout son capital et aussi toute la dote de la belle fille dans son affaire. Antonietta  apprend le désastre et tombe dans une paralysie du corps et des jambes. Elle sortira de ce traumatisme, transformée. Ses crises psychotiques, ses délires de jalousie et de persécution transforment la vie de la famille en un enfer. Les délires de jalousie de son épouse vont très loin, au point d’accuser Pirandello d’inceste avec leur fille Lietta, qui terrorisée tenta le suicide. La famille gardera pendant de longues années cette femme à la maison, jusqu’à que son état s’aggrave et qu’elle soit internée jusqu’à la fin de ses jours. Tout cela ne laisse pas indiffèrent Pirandello, et son œuvre en porte les traces, avec l’insistance sur l’incommunicabilité entre les êtres humains.  Le thème de la folie est profond dans son existence, il s’aperçoit que nous ne pouvons pas accorder de la foi  à ce que ce nous appelons la conscience normale : « parce que nous savons – dit il – que ce n’est là que tromperie pour aider à vivre, au-dessous de quoi se trouve quelque chose d’autre que l’homme ne peut regarder en face sans mourir ou devenir fou ».   Avec ses mots il semble s’approcher à la notion du Réel, tel que Lacan l’a théorisé, c’est-à-dire à quelque chose qui est toujours présent, mais qui ne peut pas se dire, tellement il est hétérogène au langage, et qui toujours doit être mis à distance par les semblants ou par les écrans du fantasme. 

Si le thème de la folie dans cette pièce traverse avec des dégrées différents tous les personnages, la figure de la véritable aliénée, à la fin du drame, donne un corps et un visage terrifiant au traumatisme de la guerre et, à l’impossible réparation.  Ici la comédienne Cécile Coustillac est vraiment étonnante pour la maestria qu’elle a d’interpréter l’aliénée, avec son sourire vide, ses gestes stéréotypés, millimétrés, cycliques. 

 

Un écrivain sicilien 

La conception tourmentée de l’existence de Pirandello est intensifiée par l’origine sicilienne de l’auteur. Lui-même dans son fameux « Discours de Catania », le 2 septembre 1920, disait que les siciliens sont des sujets renfermés sur eux même, comme autant des îles qui jouissent et souffrent en solitude. Un mélange donc d’orgueil et désespoir. Sous la plume de Pirandello, cet héritage s’enrichit du génie de l’écrivain, qui arrive à nous transmettre les passions et les contradictions de sa terre, riche, mystérieuse, croisement d’histoire et des cultures différentes pendant des siècles.   Stéphane Branschweig depuis des années est passionné par le théâtre pirandellien et il a déjà mis en scène quatre pièces de l’écrivain sicilien.  Certainement il s’agit d’un auteur qui peut fasciner tout artiste du spectacle avec son habilité de mettre le théâtre dans la vie et la vie dans le théâtre, dans un abyme des miroirs sans fin. Mais nous faisons le pari que la passion de Branschweig pour Pirandello n’est pas étrangère à son lien avec sa grand-mère italienne, justement sicilienne, arrivée en France en 1940.  Cette confidence qu’il nous fait sur les planches de l’Odéon, nous permet d’apprécier d’avantage sa superbe mise en scène de « Come tu mi vuoi », et sa capacité de faire de l’œuvre de Pirandello un message universel, qui dépasse l’espace et le temps et le rend si moderne et percutant.